
ANALYSE DÉTAILLÉE
Radu Palamariu et Knut Alicke
From source to sold: stories of leadership in supply chain est le titre d’un livre recueillant plusieurs entretiens avec des leaders de la supply chain. Radu Palamariu et Knut Alicke y abordent différents secteurs d’activité, styles de leadership et expériences concrètes dans le domaine de la chaîne d’approvisionnement. Chaque chapitre du livre est consacré à un professionnel qui a contribué à faire avancer le monde en impulsant de nouvelles idées, en résolvant des situations complexes et en travaillant en équipe.
Vikram Agarwal a commencé son parcours de leader de la supply chain en 1997, lorsqu’il a été nommé directeur d’usine. Considérant l’usine comme le point de départ de la chaîne d’approvisionnement étendue et que sa bonne santé conditionne le reste de l’entreprise, Vikram Agarwal reconnaît que ce premier défi lui a permis de devenir le leader qu’il est aujourd’hui.
« Le tournant suivant de ma carrière s’est produit lorsque j’ai pris le poste de vice-président des Achats pour l’Asie et l’Afrique chez Unilever », se souvient-il. « Si j’étais déjà habitué aux relations humaines en tant que directeur d’usine dans un environnement contrôlé et encadré, mon rôle aux Achats m’a permis de mieux comprendre le monde extérieur ».
Il faut constamment rechercher un point d’équilibre dans lequel les deux parties sont gagnantes, permettant une croissance stratégique de chacune, encourageant une relation à long terme et assurant en même temps la compétitivité
« Le sourcing implique de négocier avec des fournisseurs dont les intérêts commerciaux, du moins en théorie, entrent en conflit avec les nôtres », constate M. Agarwal. « Il faut constamment rechercher un point d’équilibre dans lequel les deux parties sont gagnantes, permettant une croissance stratégique de chacune, encourageant une relation à long terme et assurant en même temps la compétitivité. Tout responsable supply chain devrait acquérir cette compétence ».
Après avoir quitté Unilever pour devenir directeur Supply Chain chez Avon, Vikram Agarwal a dû faire face à une nouvelle façon de gérer les indicateurs financiers – celle d’une entreprise dix fois plus petite que son ancien employeur. « Chez Avon, chaque leader de la supply chain devait gérer sa trésorerie à travers le fonds de roulement et les dépenses d’investissement, ce qui nécessitait une attention permanente ».
Relever des grands défis par la simplicité
Après des décennies de carrière en tant que leader de la supply chain, Vikram Agarwal résume les aspects clés de la conduite des affaires en trois points : la croissance du chiffre d’affaires, la rentabilité et la trésorerie. « Nous devons continuellement relier nos actions à ces impératifs », souligne-t-il.
Il est fondamental d’expliquer la face commerciale de la chaîne logistique à ses collègues et aux membres du conseil d’administration, insiste l’expert. « Nous utilisons souvent un jargon qui nous est propre et des indicateurs clés sans clarifier leur signification pour l’entreprise », prévient-il. Vikram Agarwal distingue donc quatre grands composants : « la planification, la fabrication, le sourcing (achats) et la livraison ». « Commencez par la livraison au client, puis planifiez en amont pour “fabriquer” et enfin, assurez l’approvisionnement en matières premières ».
La visite de l’usine commence dans l’entrepôt
Pour Vikram Agarwal, l’usine reflète l’état du reste de la chaîne logistique. « Lors de mes visites, je commence généralement par l’entrepôt de matières premières et des matériaux d’emballage. En les examinant de près, je peux me faire une idée de la proximité des fournisseurs et des composants importés. De même, la planification hebdomadaire des camions témoigne de la demande client et des tendances en matière de distribution ».
« Je considère deux catégories d’usines – poursuit Vikram Agarwal – l’usine "pensante" et l’usine "mécanique". Dans une usine "pensante", on met en œuvre des solutions créatives, physiques et visibles qui ne nécessitent pas de présentation PowerPoint. En revanche, dans une usine "mécanique", les opérateurs se limitent à superviser le bon fonctionnement des machines. La différence entre les deux réside dans la motivation des employés et l’efficacité du leadership ».
Résilience de la chaîne d’approvisionnement
Vikram Agarwal a rejoint Danone début 2022 alors que l’entreprise devait faire face aux conséquences de la pandémie sur ses chaînes d’approvisionnement. « Mon équipe a dû renforcer la résilience dans l’ensemble de nos opérations », raconte Vikram Agarwal, qui estime que la prévision des risques est devenue capitale dans l’ère post-COVID.
« Renforcer la résilience en élargissant la base de la chaîne d’approvisionnement est essentiel pour soutenir les opérations », affirme le COO (Chief Operating Officer) de Danone. Selon lui, les entreprises devraient cesser de considérer la supply chain comme une entité indépendante et commencer à la voir comme une pièce intégrante du puzzle.
Renforcer la résilience en élargissant la base de la chaîne d’approvisionnement est essentiel pour soutenir les opérations
Résoudre les problèmes opérationnels a toujours fait partie des missions des responsables de la chaîne d’approvisionnement, toutefois, en cas de crise, Vikram Agarwal privilégie une approche innovante afin de créer une plus grande valeur commerciale. En ce sens, il raconte une anecdote tirée de son expérience au sein d’Unilever. « Lorsque j’étais chargé du service achats pour la zone Asie-Afrique, certaines ONG ont manifesté pour dénoncer les entreprises de produits de grande consommation (FMCG) utilisant de l’huile de palme dans leur production. En Europe, les consommateurs affirmaient que cette industrie était à l’origine d’une déforestation à grande échelle et d’une exploitation sociale entraînant une baisse des revenus. Nous avons alors décidé de mener une enquête et nous avons identifié des preuves indirectes concernant l’un de nos principaux fournisseurs d’Asie du Sud-Est ».
L’entreprise a cessé sa collaboration avec ce fournisseur, ce qui a eu un effet domino et a rendu instable la chaîne d’approvisionnement de l’une des matières premières les plus demandées au monde, à savoir l’huile de palme. « Nous avons épuisé nos stocks. Pour remédier à la situation sans renoncer à notre engagement en faveur du développement durable, nous avons dû coopérer, avec patience, avec les organismes de la filière de l’huile de palme, les producteurs indépendants, les ONG, les gouvernements, les médias, et même avec une nouvelle réglementation et nos confrères », se souvient Vikram Agarwal. « Il a fallu un an de travail acharné pour redonner de la stabilité à la chaîne d’approvisionnement.
L’effort a fini par payer. « La gestion de cette crise m’a permis de mieux comprendre la réalité du marché de l’huile de palme. J’ai réalisé qu’en tant qu’acheteurs, nous serions bientôt soumis à la pression des producteurs et des raffineurs, et que le pouvoir de fixation des prix était limité en raison du mouvement anti huile de palme. Nous avancions vers un rétrécissement des marges ».
Proposer des solutions innovantes
Après mûre réflexion, l’ancien vice-président des Achats d’Unilever a conclu que son entreprise devait construire sa propre usine de production d’huile de palme certifiée durable, afin de garantir sa traçabilité depuis le maillon zéro de la chaîne d’approvisionnement. Il a été difficile de parvenir à un accord en interne, puisque les investissements d’Unilever dans les produits non essentiels avaient été interrompus.
« Nous avons reçu l’autorisation de les implanter, mais à des conditions strictes. Ainsi, nous étions tenus d’assurer un approvisionnement durable et de bénéficier d’incitations de la part du gouvernement indonésien. Les négociations, l’approvisionnement et la construction d’un vaste complexe oléochimique nous ont pris trois ans », signale Vikram Agarwal. « Finalement, nous y sommes parvenus et, au cours des cinq dernières années, ces installations ont généré énormément de valeur pour l’entreprise ».
Les décisions de ce leader de la supply chain ont également fait la différence le jour où, encore au sein d’Unilever, il a appris qu’il était prévu d’arrêter l’exploitation d’une plantation de thé en Afrique de l’Est. « La décision avait déjà été prise pour des raisons de non-viabilité financière et de pression de la part de certaines ONG européennes », manifeste-t-il.
En se rendant sur place, Vikram Agarwal a toutefois constaté une activité de production bien organisée, s’étendant sur des milliers d’hectares et employant environ 10 000 personnes. « La sous-performance financière relevait d’inefficacités susceptibles d’être corrigées, tandis que l’impact sur l’environnement pouvait être transformé favorablement moyennant quelques interventions. La solution alternative était la fermeture, entraînant pour toutes ces personnes la perte de leurs moyens de subsistance ». L’exploitation comprenait aussi une ancienne réserve forestière caractérisée par un écosystème très fragile. « Nous l’avons préservée et protégée des braconniers et des abatteurs illégaux. Notre départ aurait entraîné la destruction totale de la zone en peu de temps ».
Par la suite, les efforts se sont concentrés sur « l’abandon de l’idée de vendre. Un plan de redressement a été mené, avec la participation d’experts internationaux de renom dans cette région isolée, pour finalement parvenir à un changement profond sur le plan économique. Aujourd’hui, ces plantations sont un bien précieux, non seulement pour ses propriétaires, mais aussi pour les pays qui ont participé à l’opération ».
Un leadership pragmatique
En matière de recrutement, Vikram Agarwal privilégie toujours les candidats désireux de « remplir le verre » plutôt que de se contenter de le voir à moitié plein. « Je recherche des personnes ayant une attitude positive sans pour autant être téméraires car, quand on travaille dans la chaîne d’approvisionnement, il est facile de dire non. L’usine est-elle en mesure d’augmenter sa production au cours du prochain mois ? ; ce nouveau produit peut-il être lancé dans les six mois ? ; cette commande non planifiée peut-elle être livrée en deux jours ? La réponse habituelle à toutes ces questions étant généralement "non", je les reformule souvent en demandant "de quoi auriez-vous besoin pour répondre "oui" ? ».
Je recherche des personnes ayant une attitude positive sans pour autant être téméraires – quand on travaille dans la supply chain, il est facile de dire non
« Pour moi, il est important que le collaborateur soit à même de remplacer un "c’est impossible" par un "comment faire ?". Dans le monde de la supply chain, il existe toujours une solution, une alternative menant à un résultat acceptable ».
Une autre qualité recherchée par Vikram Agarwal est le potentiel de leadership. Dans le secteur des biens de grande consommation, entre 25 % et 30 % de la main-d’œuvre est affectée à la chaîne d’approvisionnement. Il est donc indispensable d’avoir des cadres capables de communiquer et de diriger de grandes équipes autour d’une stratégie commune. « Les employés attendent des managers inspirants et empathiques non seulement par leurs discours, mais aussi à travers leurs actions. Un directeur supply chain occupe une position très visible, puisqu’il est amené à rencontrer fréquemment des tiers sur le terrain. Les présentations PowerPoint n’ont aucune valeur pour ses collaborateurs, qui doivent ressentir de l’authenticité et des compétences managériales ».
Vikram Agarwal préconise également de « développer un sens aigu des affaires afin d’assurer une participation constructive aux échanges commerciaux. Si des sujets tels que les tendances futures du marché peuvent sembler étrangers aux opérations, ils ont bel et bien une incidence sur la capacité de planification ».
La clé pour devenir un professionnel compétent de la chaîne d’approvisionnement réside dans la capacité à concilier la dimension commerciale avec le flux des produits. « Personne ne vous ordonnera d’inaugurer une usine ou un centre de distribution, ou d’améliorer les capacités de vos fournisseurs. Vous devrez développer la capacité à identifier la demande à court et à long terme », conclut Vikram Agarwal.